Mon radio-réveil crache son hurlement matinal, je le déteste.
Ne pourrait-il pas crever ? Voici bientôt vingt-cinq ans
qu’il me réveille, moi j’en ai assez.
Lui est impassible! Faut te lever mon gars !
Faut être à l’usine pour six heures.
Je prends mon petit déjeuné en vitesse.
Je sors ma bécane, il me faut vingt minutes à vélo
pour rejoindre le trou.
Bon sang ! Ce satané phare clignote, faudrait que je le change.
J’y vois rien, tant pis je me cale dans la roue d’un inconnu.
Je profite de son maigre éclairage. Mes jambes sont animées
par une énergie que je ne m’explique pas.
Enfin les lumières de l’usine ! Je gare mon vélo. Je passe le
corps de garde en faisant un signe à Didier.
Le pauvre, il n’est pas plus éveillé que moi.
Je marche seul jusqu’au vestiaire, les autres ouvriers ont
des voitures, ils arrivent plus tard.
Déjà l’odeur de l’usine est présente, mélange de graisse,
de saletés et de produits divers.
Après m’être déshabillé complètement, j’enfile mon bleu et
mes chaussures de sécurités.
Quelqu’un me donne une grosse tape sur le dos.
C’est Juju, l’électricien. Mon armoire est près de la porte
d’entrée, les copains se suivent.
Je croise l’équipe de nuit, tels des zombies ils me saluent.
-Bonne nuit, les gars !
Je me dirige vers la cafetière.
Sans café le matin, je n’émerge pas.
Bons sang ! Il n'en reste plus une seule goutte !
L’équipe de nuit aurait pu en refaire !
Je fais le café pour toute l’équipe, le contre-maître est là !
Il m’attend, lui aussi a besoin de sa tasse de café.
Je dépose mon sac dans une armoire de fortune que nous
avons bricolée derrière le réducteur de vitesse.
Les deux autres opérateurs sont sur la ligne.
C’est à moi de mettre en marche les énormes pompes
hydrauliques qui actionnent le laminoir.
L’énorme machine se remet à vivre.
Le bruit est si important que Jo (le deuxième opérateur) ne
m’entend plus.
Nous avons un code de signe pour nous comprendre.
Rodriguez, que l’on nomme le « Portugais » est déjà aux
commandes.
Son rôle est de ré enrouler les bobines que je lamine.
Pas le temps de blaguer, la sirène retentit.
Il est six heures pile ! Le pontier qui est à trente mètres
au-dessus de nous, charge la matière.
Dans un vacarme que seul les gens comme nous connaissent,
je démarre la passe.
Le sol vibre, les cadrans hydrauliques m’indiquent de
bonnes valeurs.
La jauge qui mesure l’épaisseur siffle en permanence, la vitesse
de la bande laminée est de mille deux cent mètres par minute.
J’ai juste le temps d’aller près du troisième avant la dernière passe.
-Va mos ! Monte à trois cent mètres minutes.
Il faut produire cent vingt tonnes ! Ré enroule à fond si tu veux avoir
la prime de production !
T’as compris ?
La bobine est déjà finie, Jo me fait un sourire. Le pontier redonne
sa pitance à l’énorme machine et nous voilà reparti.
Le portugais doit venir mesurer l’épaisseur.
Trop tard, je démarre la machine il a juste le temps de retirer
ses mains.
Le micromètre est déchiqueté, tel un vulgaire morceau de papier.
Il s’en retourne au pupitre de commande en jurant en portugais.
Dès que ma passe est stabilisée, je vais le trouver.
-La prochaine fois, je t’arrache le bras ! Compris le Portugais ?
-Si ! Ze m’excuse, me dit-il en criant.
Jo qui a vu la scène me fait un signe approbateur du pouce.
Les heures se suivent, le tonnes sortent…la gueulante comme
nous l’appelons se met en sécurité.
Il faut que les mécanos interviennent…
Le témoin de l’hydraulique clignote sur le tableau de commande.
Kakar arrive seul, traînant derrière lui sa charrette d’intervention.
On dit qu’il est fort comme un Turc. Moi, je m’en fous !
-Lucien, faut que tu ralentisses. Je dois intervenir au niveau
des arbres de transmissions.
Si tu pouvais arrêter, ça m’aiderait.
-C’est pas mon problème, je ne peux pas perdre ma prime de
production pour tes beaux yeux !