Plume d'or Inscrit le: 23/11/2009 De: Ath en Wallonie |
La machine de Jules
C'était il y a longtemps... Je devais avoir 6 ou 7 ans. Pendant les années noires de l'occupation les soirées d'hiver étaient longues dans notre petit village. Dans la cuisine, seule pièce chauffée de la maison, trônait une bien étrange machine... Auprès d'elle mon père s'activait et pendant des heures résonnait un bruit monotone : boum clac, boum clac, boum clac.......
A cette époque, nul n'avait encore réalisé que le tabac pouvait avoir des effets néfastes sur la santé. La plupart des hommes fumaient, les uns la pipe, d'autres des cigarettes roulées à la main, certains même chiquaient ! Et dans le voisinage immédiat de ces derniers mieux valait faire gaffe à ne pas être aspergé d'un jet brunâtre et nauséabond...!!
Le rationnement instauré par l'occupant était sévère et les fumeurs doublement pénalisés. La plupart d'entre eux étant agriculteurs, ils eurent vite l'idée de cultiver quelques plants de tabac soigneusement dissimulés au milieu d'autres végétaux, obtenant ainsi de l'herbe à Nicot pour leur consommation personnelle. Mais le tabac ainsi récolté devait encore être haché finement avant d'être consommé...
C'est alors que mon père, qui s'appelait Jules, bon bricoleur et astucieux, eut une idée de génie... Il se mit à dessiner des plans et pendant des semaines la plupart d'entre eux, jugés insatisfaisants, finirent dans la « cuisinière » à charbon ! A force d'obstination il réussit enfin à dessiner la machine qu'il avait en tête, un hachoir à tabac ! Restait encore à la construire, à l'aide de matériaux hétéroclites, récoltés ici et là .. Après bien des efforts et des tâtonnements il finit par y arriver.. C'est difficile pour moi de vous la décrire : je me souviens d'une espèce de long tiroir en bois posé sur des tréteaux et surmonté d'un grand couteau très tranchant. Les feuilles de tabac humidifiées et bien pressées étaient introduites dans ce tiroir et un ingénieux système de vis sans fin, actionné par une pédale, le faisait avancer petit à petit sous la lame qui le débitait en tranches .. Il y avait même deux épaisseurs de coupe : une très fine pour la cigarette l'autre plus épaisse pour la pipe.
Le bouche-à -oreille fonctionna à la perfection : « Vous savez quoi ? Le grand Jules a construit une machine à couper le tabac ! » Mon père eut bientôt des tas de clients de notre village et même de bourgades plus éloignées. Ils arrivaient à vélo, à la nuit tombée et frappaient discrètement quelques petits coups à la porte. « 2 kilos ? Pour la pipe ? Bon, d'accord, mais pas avant samedi soir ! » Le délai était parfois assez long, la demande étant très importante. Mon père recevait une rémunération toute symbolique et prélevait une petite part de la marchandise pour son usage personnel, étant lui-même un grand fumeur de cigarettes. Certains de ses clients eurent parfois la malchance de tomber sur une patrouille allemande et de se faire confisquer leur précieux fardeau mais c'était chose rare, notre village étant très calme et peu surveillé par l'occupant. Jules, lui, ne fut jamais inquiété, du moins je ne m'en souviens pas...
Par contre je me souviens fort bien des longues soirées d'hiver au coin du feu, rythmées par le boum, clac de la machine et de l'odeur entêtante du tabac fraîchement haché...
Automne.
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