Le coup de pied de l’âne.
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Le coup de pied de l’âne.
Il n’y a aucune raison particulière pour que « Ticul » s’intéresse plus spécialement à ce nouveau d’allure plutôt insignifiante placé à l’avant dernier rang de son étude. Mais, déjà impressionné par la taille de la salle et par toutes ces têtes nouvelles, Alain éprouve l’inconfortable sensation que les regards du pion s’arrêtent plus souvent sur lui que sur la plupart de ses condisciples. Heureusement la version latine, premier devoir de ce premier jour de rentrée, ne lui semble pas trop difficile et, l’ayant traduite assez vite au brouillon, il s’applique, avec un rictus témoignant de sa concentration, à la recopier au propre d’une écriture moins tortueuse que d’habitude. Il s’agit de faire bonne impression sur le prof, au moins par la qualité de son travail. Son père ne lui dit-il pas souvent : « Si tu veux te faire remarquer, que ce soit par tes qualités plutôt que par tes défauts ! »
La journée a pourtant mal commencé ! Arrivés avec une avance d’un quart d’heure, par peur de se faire mal juger en cas de retard, Etienne et Alain ne sont pas passés inaperçus dans la cour de récréation. Les anciens ayant au premier coup d’œil jaugé ces deux bizuths, dont l’allure gauche et timide trahit l’origine (une petite ville à n’en pas douter !), se sont moqués d’eux et de leur accoutrement flambant neuf qui leur donne un air endimanché. Un «grand », prenant entre pouce et index, d’un geste de connaisseur, le large col du blouson d’Etienne, comme pour apprécier la qualité du tweed, a brusquement tiré dessus dans le but de faire tournoyer le petit nouveau. Malheureusement inspiré, l’enfant auquel le mouvement n’a pas échappé, a résisté de toutes ses forces et le col du blouson arraché d’un seul coup est resté entre les mains de l’ancien ravi. Celui-ci a fait redoubler les rires des collégiens assemblés en cercle autour d’eux en s’écriant d’une voix gouailleuse au fort accent grasseyant : « Eh, minus ! Te voilà fin prêt pour la guillotine ! » Sauvés des rires par la sonnerie annonçant le début de l’école, les deux frères se sont dirigés vers leurs classes respectives la troisième et la quatrième, quand, trompé par leur petite taille, un pion a voulu les orienter vers la classe de sixième. Leurs protestations formulées d’une voix à peine audible ont déclenché les railleries des élèves. Humilié, Alain s’est juré de leur montrer que malgré sa petitesse il est aussi capable, sinon plus, que les plus grands d’entre eux. Il s’applique donc à ne pas faire de fautes d’orthographe ni de ratures et à écrire de son mieux.
Il en est à l’avant dernière phrase de la version et se croyant déjà à la fin de son travail, voit la journée s’achever mieux qu’elle n’a commencé, lorsqu’un choc sur son coude droit fait dévier son stylo qui trace un long trait noir en diagonale sur la copie presque terminée. Se retournant brusquement Alain furieux de voir gâché le devoir auquel il a mis tant de soin, manque d’enfreindre le silence, la loi sacro-sainte de l’étude. Se retenant au dernier moment d’exploser, il foudroie d’un œil furibond celui dont la méchanceté, et la règle adroitement maniée, sont à l’origine de ce désastre. Cependant, se rappelant soudain le regard de Ticul si souvent posé sur lui, il reprend la position réglementaire face à son pupitre et, prenant dans ce dernier une nouvelle feuille vierge, entreprend de copier une seconde fois le résultat de sa traduction. Le regard ironique dont l’a gratifié son voisin du dernier rang ne lui est pas passé inaperçu et il se souvient que le visage carré aux yeux bleus et aux cheveux coupés en brosse appartient à un redoublant. Ce grand gaillard, dont le frère aîné est professeur de français dans l’Institution elle-même, doit profiter de cette caution familiale pour faire impunément les quatre cents coups. La colère d’Alain le rend plus maladroit et son écriture s’en ressent. Se maîtrisant petit à petit il parvient cependant à recopier la moitié de son texte de façon encore convenable. Au fur et à mesure qu’il progresse son calme revient, lui rendant tous ses moyens. Il achève de calligraphier une majuscule lorsqu’un choc plus violent que le premier fait sauter son stylo qui en retombant au beau milieu de la page y projette plusieurs gouttes d’encre. Ulcéré, Alain fait une grimace de douleur et de désespoir : Impossible de faire cesser le sale vicieux placé derrière lui sans s’attirer les foudres du pion. Ruminant des idées de vengeance, le gamin reprend une copie blanche et recommence, en tremblant de rage contenue, son travail d’écriture.
Le pion circule maintenant dans la salle, se rapprochant ou s’écartant d’eux au gré de son inspiration du moment. La règle métallique derrière Jacques semble suivre le rythme des déplacements de Ticul, se calmant quand il est trop proche, s’excitant et martelant le dos et les fesses du bizuth quand le surveillant s’éloigne. Heureusement Ticul remonte bientôt sur son estrade et son œil d’aigle reprend son va et vient scrutateur. Au dernier rang la règle s’est calmée et Jacques en fait autant. Son stylo court sur le papier et si son écriture est nettement plus brouillonne, au moins espère-t-il avoir terminé son travail avant la fin de l’étude. Il est rassuré maintenant de sentir les regards du surveillant parcourir le fond de la salle, car son tortionnaire ne peut plus se manifester. Comme un cheval qui sent l’écurie, il accélère l’allure en voyant arriver les dernières lignes du texte à mettre au propre, lorsqu’un petit des premiers rangs éternue bruyamment semant l’hilarité dans l’étude jusqu’ici silencieuse. L’œil noir de Ticul stoppe immédiatement le vacarme commençant, mais la règle a profité des quelques secondes où la tête du pion s’est penchée vers le responsable involontaire du fou rire général et la copie presque achevée se retrouve biffée et bonne à rejoindre les deux autres au fond du pupitre.
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Ecœuré et réalisant qu’il n’aura pas le temps de refaire son travail avant la fin de l’étude, Alain laisse couler sur son visage les larmes de rage et de découragement qu’il retient depuis trop longtemps et, immobile, garde la tête penchée sur son bureau. Pour un premier jour au collège, c’est réussi ! Comment expliquer à sa sœur aînée, chez qui ils vont rentrer ce soir, son travail non terminé et le blouson déchiré de son frère ? Et dire qu’il faudra remettre demain les pantalons de golf taillés et cousus par leur mère dans le même tweed («ton parrain, mon frère Henri, portait des pantalons de golf quand il était pensionnaire dans ce collège ») et subir une fois de plus les sarcasmes de leurs camarades : « Eh ! les petits ! Votre mère a eu un prix de gros pour le tissu ? »
La voix de Ticul à son oreille arrache Alain à sa rêverie. Voyant le visage ruisselant de larmes muettes, le pion s’est penché vers lui et murmure : « C’est votre premier jour de pension ? Allons, vous vous habituerez ! Courage mon garçon ! » , sans se douter un seul instant de l’origine réelle de la détresse du petit nouveau, ni de la méchanceté de celui qui, au dernier rang, semble si studieux qu’il ne lève même pas la tête à son passage…………
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Plusieurs semaines ont passé et l’application au travail d’Alain a eu les résultats escomptés par ses parents et par lui-même ; mais contrairement à son attente, ses bonnes notes n’en ont pas imposé à ses camarades, au contraire. Le grand Romain, le spécialiste de la règle métallique, l’a pris pour tête de turc et ne prétend pas changer d’attitude au vu de son livret scolaire. Incapable d’affronter ce redoutable adversaire qui pèse au moins moitié plus que lui, Alain passe ses rares moments de tranquillité à remâcher des idées de vengeance. La nuit il rêve qu’il tient l’autre à sa merci et qu’il le corrige d’importance. Les réveils sont d’autant plus décevants que la fiction était enivrante ! Avec Etienne, il échafaude des projets plus irréalisables les uns que les autres et dont ils savent qu’ils ne pourront jamais les mener à terme, mais cette exaltation leur fait du bien. Car le plus jeune a épousé la querelle de son frère et c’est de leurs discussions enflammées, parfois poursuivies tard dans la nuit, que vient un jour à Alain l’idée qui lui assurera une vengeance exemplaire. Le grand Romain, non content de le persécuter a commencé depuis quelques temps à le rançonner. Il lui prend ses billes d’autorité et le menace des pires sévices s’il n’en apporte pas d’autres la semaine suivante. « On devrait l’empoisonner ce salaud ! » s’écrie un jour Etienne. Lentement l’idée a fait son chemin dans le cerveau de son aîné.
Noël approche et avec lui la fête organisée par les élèves et leurs professeurs à laquelle seront invités les parents et les autorités civiles et religieuses de la ville. Chaque classe prépare une saynète ou un tableau vivant et la chorale du collège donnera une audition. Le grand Romain, qui a une voix d’or, chante en soliste dans ce petit concert. Il n’est pas peu fier de se trouver au premier rang, pour une fois, et d’être le plus admiré de tout le chœur. Par ailleurs les classes de Troisième et Quatrième doivent mimer une crèche vivante et Romain y sera Saint Joseph, sa stature plus que sa sagesse le désignant pour ce rôle.
Au cours d’une récréation, Alain, paraissant avoir oublié la présence de son bourreau, offre à son petit frère une poignée de bonbons. Romain exige alors de lui qu’il lui en apporte un paquet entier dès le lundi suivant. Ce jour là il obtient ce qu’il demande et réitère sa «commande » pour la semaine qui vient. Les congés débuteront le mercredi et la séance pour les familles aura lieu le mardi après-midi. C’est dans cette ambiance de vacances à venir que Romain réclame, le lundi, les friandises exigées en échange d’une paix relative. Mais ses menaces restent sans effet, Alain ayant oublié le paquet chez sa sœur. Il promet cependant d’apporter sa rançon le lendemain.
La dernière matinée d’école se passe dans une atmosphère à la fois détendue – il n’y a pas de cours – et survoltée par les préparatifs de la fête et les ultimes répétitions. Romain a obtenu gain de cause et s’empiffre des pâtes de fruits qu'Alain lui a remises. Au repas de midi, le dessert est une crème au chocolat, le régal de tous les enfants, mais Romain, à sa surprise amusée, obtient la part d’ Alain sans que celui-ci se fasse trop prier. En passant la porte du réfectoire Alain trébuche lourdement et laisse tomber aux pieds de son condisciple un paquet de dragées bleues qu’il serrait dans sa poche. « Par ici les bonnes dragées » s’écrie l’infernal Romain. Alain reste sans réaction tandis que l’autre fait main basse sur son bien.
La séance récréative bat son plein et c’est bientôt à la chorale de se produire. Le premier solo, chanté par Romain avec application, arrache à la salle des fous-rires incoercibles. Le chef de chœur horrifié réalise la cause de cet accueil inattendu : A chaque fois que son soliste ouvre la bouche pour articuler consciencieusement son texte, l’on aperçoit ses lèvres et sa langue du plus beau bleu. Romain ne se rend compte de son état qu’à l’entracte lorsque, le rideau baissé, il se fait copieusement sermonner par son professeur que cette exhibition a tourné en ridicule. Il se sent par ailleurs la tête et l’estomac lourds des desserts au chocolat trop nombreux qu’il a ingurgité à midi…. Sa classe doit maintenant présenter la crèche vivante et les participants en coulisse revêtent leurs costumes. Majestueux dans sa djellaba blanche, Romain dévisage d’un air méprisant ses camarades figurant qui un berger pauvrement vêtu, qui un mouton bêlant. S’est-il suffisamment moqué, au cours de la répétition générale, d’Alain et Etienne, déguisés respectivement en âne et en bœuf de la crèche ?
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Enfin le rideau s’ouvre et les spectateurs d’applaudir. Les bergers apportent leurs présents, les moutons approchent en sautillant… Mais que se passe-t-il ? Saint Joseph est tout pâle malgré la chaleur des projecteurs. Lui qui, en tant que chef de la Sainte Famille, doit remercier les pâtres pour leurs cadeaux, s’avance plus lentement que prévu, la figure de plus en plus verdâtre ; puis faisant brusquement volte face il se précipite vers les coulisses en se tenant le ventre à deux mains, tandis que dans la salle les élèves spectateurs s’esclaffent bruyamment, sous le regard désapprobateur des « autorités » indignées. L’aîné du grand Romain, le professeur de français, furieux de la conduite inqualifiable de son frère, accourt dans les coulisses, pour voir ce qu’il reste du fier Joseph se propulser à grandes enjambées vers les toilettes où il s’enferme.
Seul dans le réduit mal odorant, Romain réalise qu’il ne pourra jamais avouer la provenance des friandises qui l’ont rendu malade. Il lui faudrait confesser son racket auquel il s’adonnait impunément……jusqu’ici…Il ignorera toujours la fabrication « artisanale » des dites friandises : les dragées achetées blanches, ont été rendues bleues par trempage dans une solution concentrée de bleu de méthylène. Ses urines en auront la couleur dès le lendemain pour sa plus grande frayeur ! Quant aux pâtes de fruits, elles ont subi quelques transformations à l’insu de leur destinataire : ouvertes délicatement à l’aide d’une lame affûtée, elles ont été creusées d’une cavité consciencieusement remplie par Alain et Etienne d’un mélange de magnésie anglaise et de poudre de dragées « Fuca » ( subtilisées à la pharmacie familiale ), judicieusement additionné de sucre pour en masquer le goût.
Dans les coulisses, l’âne et le bœuf de la crèche écroulés de rire, savourent la victoire, longuement préparée, de la ruse patiente sur la force brutale.
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