Plume de diamant Inscrit le: 24/6/2007 De: Landes |
nouvelle: L'intuition féminine 1
L’intuition féminine
Voilà déjà trois heures que je suis assis en tailleur sur ce tapis et des crampes commencent à me tenailler la cuisse droite. Il va falloir que je trouve un prétexte pour me lever et me dégourdir les jambes. Encore ai-je été bien inspiré de suivre le conseil d’Anne-Marie au lieu d’arriver de bonne heure comme j’en avais l’intention. Rachid nous avait dit : « Venez vers dix sept heures. On aura le temps de se voir. » Mon épouse m’a convaincu que "vingt heures" serait très suffisant et je rends grâce pour une fois à son intuition féminine, qualité qu’elle revendique en toute occasion. Dans quel état serai-je si nous avions obéi à mon goût inné de la ponctualité ? …….. Ma jambe me fait trop mal ! Je vais m’asseoir sur le côté gauche…. Ouf ! Cela va mieux. Mes voisins n’ont rien dit, c’est une chance, sinon j’aurais eu droit à une amende, bien que, étant le seul Européen sous la tente du marié, je sois dans une situation privilégiée. D’ailleurs, je m’en rends compte maintenant, si j’avais été un des leurs, mon entrée aurait été rapidement sujette à requête auprès du chef de tente qui ne m’aurait pas raté ! ! ! Eh oui ! Je n’ai salué que mon ami Rachid à qui j’ai donné l’accolade en disant " Salam alek a Moulay ». Depuis, j’ai vu entrer le petit gros à djellaba rayée, qui n’a serré la main qu’à une moitié de l ‘assemblée et est allé s’asseoir au bout du cercle à gauche. Un de ceux qui sont assis à droite du chef de tente et du marié a alors levé la main, s’est adressé au chef de tente et lui a demandé d’infliger une punition à ce mal élevé qui n’a pas pris la peine de saluer tous les présents. Le contrevenant appelé alors à dû mettre la main à sa poche et verser une amende de dix dirhams, à la grande joie de tous. Mais à moi on n’a rien dit…… Depuis trois heures que j’observe, sans comprendre les paroles échangées en arabe ou en berbère, j’ai réalisé que l’on ne peut rien faire ici sans l’autorisation du maâllem (le patron). Celui-ci est assis juste en face de l’entrée de la tente caïdale sous laquelle nous nous tenons. Rachid est un peu plus loin à sa gauche……..Voilà longtemps que j’ai fini de boire le verre de thé à la menthe que l’on m’a offert à mon arrivée et je commence à m’ennuyer ferme, car je ne peux participer aux rires que déclenchent les plaisanteries qui fusent de toutes parts et dont j’imagine, à l’épaisseur des rires, qu’elles ne sont pas toutes du meilleur goût !….Tiens que se passe-t-il ? Le jeune homme assis juste à ma droite lève la main. Je ne comprends pas ce qu’il raconte, mais voilà qu’il montre du doigt maintenant un grand gaillard dont la barbe cache une partie du visage et dont les yeux rieurs ne m’ont pas échappé. Depuis un moment il se tient debout près de l’entrée et un des liens de toile qui, par temps de grande chaleur, servent à tenir relevés les pans de la tente, agité par le vent, lui chatouille le cou. Ses mouvements pour s’écarter de ce contact irritant n’ayant pas suffit, il est en train de relever le lien et de le nouer pour qu’il se balance plus haut et ne le touche plus. Son geste n’est pas passé inaperçu et c’est lui que mon voisin signale. Le grand barbu, qui ne s’y attendait manifestement pas, se retrouve maintenant à genoux au centre du cercle des spectateurs, face au chef de tente qui lui inflige une amende de cinq dirhams pour ne pas avoir demandé son autorisation. Le grand barbu commence à faire tout un cinéma devant l’assemblée ravie. Il pleurniche avant de faire mine de ne pas trouver son argent. Il fouille sous sa djellaba, dans les poches de son pantalon et ses mimiques anxieuses ou étonnées sont suffisamment éloquentes pour que chacun comprenne qu’il trouve tout autre chose que son porte-monnaie. Puis il cherche dans la capuche de sa djellaba et sort enfin le billet réclamé, sous les applaudissements de l’assistance…. Cela devient amusant et j’en ai oublié mes crampes. Mon ami Rachid se penche vers moi et me demande en français si j’ai bien compris et si je ne m’ennuie pas. Son air réjoui fait plaisir à voir. Les cicatrices de son visage, dues à un accident qu’il a eu tout enfant, lui donnent un certain charme auquel nous n’avons pas été insensibles dès notre première rencontre. Sa gentillesse naturelle, le français qu’il parle parfaitement et sans accent nous ont attirés. La profondeur de ses sentiments, son intelligence, sa courtoisie nous l’ont fait adopter comme ami.
Je suis en train de le rassurer quand un brouhaha à l’entrée de la tente me fait détourner la tête. De jeunes garçons apportent des tables basses rondes qu’ils déposent au centre du cercle. Comme en réponse à un signal, tout le monde se lève et chaque table est rapidement entourée de convives qui s’assoient à nouveau en tailleur. On me fait une petite place. Par-dessus nos têtes des bras transportent et déposent le nécessaire pour se laver les mains. Quand chacun s’est lavé, arrivent à chaque table par le même chemin un plat et quelques kesras (la traditionnelle galette de pain) déjà découpées. Si je croyais être le seul à être affamé, je serais vite détrompé par la rapidité avec laquelle le tajine de mouton est liquidé. Ce ne sont que bouchées de pain qui trempent rapidement dans l’huile sur le bord du plat, puisent en son centre un morceau de viande ou de légume avant de s’élever vers les bouches mobiles. J’ai peu l’habitude de manger de cette façon et ai du mal à suivre le rythme. Mon voisin de droite dépose devant moi quelques morceaux de viande, comme cela se fait par courtoisie envers les invités, mais reprend vite son retard, dû à ma présence, tandis que je le remercie d’un mot…… Du 2
couscous qui suit, il ne reste pas grand chose quand on retire le plat pour le remplacer par une corbeille de fruits. J’ai mangé à ma faim cependant car, par égard à ma qualité d’étranger, on m’a donné une cuiller alors que les Marocains attablés mangent leur couscous en en faisant des boulettes dans le creux de la main droite. Je serais bien incapable d’en faire autant. Une fois le repas terminé, les tables sont rapidement enlevées et l'on nous passe la bassine et l’eau pour se laver les mains, et se rincer la bouche pour certains. Les jeux qui ont accompagné le début de la soirée n’ont pas l’air de devoir reprendre et chacun prend ses aises. Les uns s’allongent sur les nattes qui recouvrent le sol, d’autres sortent prendre l’air. C’est ce dernier choix que je fais, mes muscles souffrant d’une trop longue immobilité. A une trentaine de mètre une tente spacieuse est abondamment illuminée. De cette direction me parvient une musique qui m’attire. M’approchant j’aperçois des hommes âgés allongés sur des tapis et accotés à de gros coussins, qui regardent deux danseuses dont les mouvements de hanches ne me paraissent pas particulièrement harmonieux. Je m’éloigne en direction de la maison lorsqu’un frère de Rachid s’approche et me ramène doucement vers la tente du marié. La cérémonie du thé commence comme nous entrons. C’est le chef de tente qui opère : Dans la théière il jette quelques poignées de thé vert qu’il rince rapidement à l’eau chaude, puis il remplit la théière de feuilles de menthe et prenant un pain de sucre il en casse de gros morceaux en frappant dessus, à ma grande surprise, avec le fond d’un verre en guise de marteau. Le sucre rejoint les feuilles de thé et de menthe dans la théière que l’on remplit d’eau chaude, puis que l’on dépose au-dessus d’un kanoun en terre, plein de braises rouges. Au bout d’un moment le maâllem mélange le tout en remplissant un verre qu’il reverse plusieurs fois de suite dans la théière. Enfin il goûte, rajoute un peu de sucre et sert les verres en élevant haut la théière au-dessus du plateau. Le liquide brun clair, odorant, est si chaud que je dois tenir mon verre par le haut avec précaution pour ne pas me brûler les doigts et souffler dessus pour ne pas me brûler le gosier. Mais cela en vaut la peine car son thé est délicieux, remarquablement dosé, ni trop sucré ni trop peu. Le parfum de la menthe s’y développe merveilleusement, ajoutant son effet rafraîchissant à celui de la chaleur du breuvage : un régal ! Plusieurs théières ont été ainsi préparées et les verres remis sur le plateau sont à nouveau remplis et redistribués au hasard sans avoir été lavés entre deux. Bof ! C’est ennuyeux, mais comment refuser sans être impoli et même offensant de boire deux ou même trois verres de thé à la menthe ?
Mais voilà que le marié se lève et, entouré de ses amis, sort de la tente. Les Marocains chantent un air bien rythmé en l’accompagnant vers la maison et l’encouragent tout bas. Il a rabattu sur sa tête le capuchon de sa djellaba blanche et semble marcher soutenu par ses compagnons. Ceux-ci le propulsent dans la chambre nuptiale où l’attend son épouse. La porte se referme sur lui tandis qu’au dehors des cris éclatent. M’approchant pour assister à ce que je crois être une partie du cérémonial du mariage, je retrouve Anne-Marie au premier rang. Dès qu’elle m’aperçoit, ma femme m’attire à l’écart en me disant : « Allons nous en. Je t’expliquerai ». Je ne suis d’ailleurs pas fâché de partir car je suis un peu triste pour mon ami Rachid, forcé pour paraître un homme, un vrai, aux yeux de ses amis et de sa belle-famille, d’accomplir en trente minutes ou moins ce que l’on considérer un peu comme un viol officialisé, car sa jeune épouse, il ne l’a jamais rencontrée seul à seule, il ne l’a jamais embrassée… Penser à tout cela me hérisse et m’attriste un peu car je connais la délicatesse de mon ami. Et puis ces cris et cette bagarre devant la porte de la chambre ne font pas partie du rituel, je m’en aperçois en m’éloignant. Il y a eu un incident imprévu au programme. Cependant ma femme m’entraîne toujours : « Je t’expliquerai ». Nous avons quelques difficultés à partir car les parents de Rachid veulent nous retenir, mais prétextant une migraine d’Anne-Marie, nous prenons congé avec force remerciements et montons vite en voiture. A peine la portière refermée, mon épouse me raconte. Elle a vu ce qui a déclenché la bagarre : Une des sœurs de Rachid a été bousculée par un frère de la mariée qui gardait la porte de la chambre nuptiale et écartait les obstacles devant le groupe formé par le marié et ses amis qui le propulsaient vers sa future épouse. Or il se trouve que la sœur en question est enceinte. Se targuant de cette qualité, elle a ameuté ses frères qui se querellent avec ceux de la mariée et cela devant la chambre ou Rachid est censé consommer le mariage. Ils en sont venus aux mains et nous sommes bien contents d’être partis avant que cela ne se termine mal.
Tandis que nous roulons, Anne-Marie me raconte sa soirée : Sitôt arrivée, prise en charge par la maman de Rachid, elle avait absolument dû revêtir un caftan sur sa robe qu’elle avait pourtant choisie habillée. Puis on l’avait installée dans un salon de la maison. Seule Française parmi toutes les Marocaines, elle était aussi la seule à être éveillée. Les femmes présentes, qui devaient en être à leur troisième ou quatrième jour de festivités, après un bref salut, s’étaient étendues et assoupies sur les banquettes du salon. Restée en tête-à -tête avec son verre de thé mon épouse avait, au bout d’un moment, cherché à voir ce qui se passait au dehors, mais toutes ses tentatives 3
pour risquer un pas hors de la maison s’étaient heurtées à la vigilante attention des sœurs de Rachid qui, croyant qu’elle voulait partir définitivement ou craignant qu’elle ne s’aventure sous les tentes des hommes, la reconduisaient régulièrement à sa place où elle dut attendre jusqu’à deux heures du matin pour voir arriver les bassins annonçant le repas. Celui-ci avait été des plus réduit, car les plats présentés contenaient manifestement les restes du repas servi aux hommes et il n’y avait plus que des os en guise de viande. Mais affamée par les heures d’attente, Anne-Marie avait mangé ce qu’elle avait pu grappiller dans les plats froids. Aussi le récit de mon séjour sous la tente du marié et du repas qui avait suivi, a-t-il le don de réveiller son appétit, si bien qu’à peine rentrée chez nous elle se précipite dans la cuisine pour se préparer un solide casse-croûte sous l’œil incrédule de nos enfants réveillés par notre retour. « Quand je pense » nous dit-elle entre deux bouchées «que je n'ai pratiquement rien mangé à midi en prévision du repas copieux que je ferais au mariage de Rachid ! » . Je m’abstiens d’ironiser, mais je pense en moi-même que, comme toute chose ici bas, l’intuition féminine peut aussi parfois tomber en panne.
|