BONNE PÊCHE 22
LUNDI NOIR
Norbert prend le pastis en terrasse en compagnie d’un couple charmant rescapé de Gozo. Les Sisters leur ont fait grande impression. Ils ne tarissent pas d’éloges : super, ces filles. Elles ont été sur tous les fronts : installation du ‘campement’ service des casse-croûte, tenir le moral des plus stressés, mettre de l’ambiance. Les gars de l’agence de La Valette ont été scotchés, au point de vouloir les embaucher !
Les boulistes ont terminé leur entraînement ; la dernière triplette se replie vers le restaurant en faisant claquer les boules et parlant fort. Super la tenue : short et tricot rayé aux armes du club, pour deux ; le troisième arbore une casquette Ricard d’où émerge un catogan plutôt poivre que sel, des lunettes fumées une chemise à fleurs ouverte et un bermuda, qui laissent entrevoir une mâle pilosité sur un hâle sans défaut. Les dames alentour apprécient le vrai prototype du macho touriste séduisant. En plus, il cause ‘avé l’assent’ de Marseille :
? T’as vu comme on leur a mis, à eux la tournée.
Les autres reprennent :Â
? Putaing, on a de la chance de t’avoir avec nous, sinon on touchait beau. Tu ne peux vraiment pas rester pour le tournoi ?Â
Tilt, a fait le chat qui dort. L’alerte qu’il attend et redoute à la fois. Pas le temps de se défiler, en passant devant eux, le gars l’envisage et retire ses lunettes, un sourire d’une oreille à l’autre.
? Pas possible, c’est vous Monsieur Jandalby ?Â
Et, voyant sa réserve :Â
? Vous me remettez, Bastien Lagarde, il y a deux ans, Tourtour, aux journées du patrimoine.Â
Norbert décide de jouer le jeu :Â
? Ah oui, ça me revient maintenant, quelle surprise de se trouver ici ! Vous vous joignez à nous ?
L’autre s’approche :
? Désolé, je déjeune avec l’équipe. Mais je vous attends en terrasse pour le café, nous parlerons vieilles pierres.Â
Il y a un petit parfum comminatoire à ce propos.
? Je ne sais pas si je pourrai…Â
? Mais si, mais si, vous viendrez.Â
Il ajoute, en confidence :
? Vous êtes dans de sales draps, Monsieur Jandalby.Â
Voilà qui est clair.
Dire qu’il a grand appétit serait mentir, il a les nerfs en boule. D’autre part, pragmatique, il juge que ce n’est pas bon d’aller au combat le ventre vide, s’efforce de faire honneur au menu et participe à la conversation bon enfant de sa tablée. Ça ne l’empêche pas de cogiter. Ce type sait qu’il n’est pas Pierre, sinon il n’aurait pas usé de ce prétexte vaseux. Pas un flic non plus. Alors quoi ?
Il le repère à une table isolée au coin de la terrasse. Il se dit qu’il est décidément poursuivi par les plantes vertes. Bastien Lagarde, toujours souriant, l’invite à s’asseoir et d’un signe commande les cafés. Norbert attaque direct, pourquoi tergiverser ?Â
?J’aimerais bien savoir à qui j’ai l’honneur ?Â
L’autre reprend :Â
 ?Ah, je vois c’est mon nom qui vous déplaît. Dupont ou Durand vous conviendrait davantage peut-être ? Mais je tiens à garder Bastien, allez savoir pourquoi…
Nono réitère sa demande.
? Bon, bon, si vous insistez : quelqu’un qui s’intéresse à vous, à titre professionnel et disons tricolore, c’est ça, tricolore. Et je vous retourne la question : Qui êtes-vous ?Â
Un instant de silence. Bigre, un confrère ? Non, ça ne cadre pas. Quelqu’un du milieu de Janda, alors ; milieu qu’il n’a jamais du quitter, le fumier ! L’autre ne fait qu’étayer l’hypothèse.
? Vous êtes vraiment dans de sales draps : usurpation d’identité, recels divers et la question : qu’est devenu Jandalby ? Vous pigez ? Il y a deux solutions : vous éclairez ma lanterne, ou vous êtes assez déraisonnable pour vous esquiver et vous avez affaire aux chaussettes à clous locales, qui ne sont pas tendres. Pas question de penser rentrer ou même de rester dans l’espace européen sans vous faire alpaguer. De toute façons, je serai fixé sur votre compte demain, alors gagnons du temps, voulez-vous.
Nono grimace un sourire.Â
? Évidemment, vu comme ça…Â
Curieusement, il ne se sent pas directement menacé et se présente, identité et curriculum sommaire. ‘Bastien’ siffle .
? Un privé, ancien flic, mazette !... Bon, vous avez passé le test avec succès, vous êtes admis en deuxième semaine.Â
Et il lui rend la pochette étanche contenant ses papiers, sur laquelle il était assis. Voyant la surprise, il ajoute :
? Eh oui, j’ai mes petits talents… pour vous consoler…Â
Il lui fait entrevoir un coupe-file barré de tricolore.
? Enchanté, Monsieur Bacqueyrou. Nous allons peut-être pouvoir travailler constructif si vous me contez par le menu ce qui vous a mis dans cette situation délicate. D’autant que vous y avez tout à gagner, du moins je le pense.Â
Au point où il en est, Norbert le pense aussi. Il acquiesce et propose de poursuivre chez lui. Ils s’installent sur les transats du balcon.
Relater depuis le début les faits et leur enchaînement à un tiers lui permet de prendre du recul et de considérer l’histoire d’un œil critique et extérieur. Ah, le brave Nono qui s’est fait bananer. Il fallait bien qu’il soit dans cette période de doute pour qu’il n’ait rien flairé. En même temps, à la lumière de son propre récit, il peut enfin cesser de se voiler la face et mettre un nom sur son problème : SOLITUDE. Aussi simple que ça. Désespérément seul. Alors Janda, Laure… Crucifié, le Norbert.
‘Bastien’ prend des notes, lui fait préciser tel ou tel point. Lui demande son avis, le bateau, Kostas Léandros. Quand il termine sur l’hypothétique rendez-vous du 27 et ses interrogations, ils laissent le silence s’installer juste filigrané du souffle de la mer.
? Vous devez me trouver lamentable et particulièrement naïf, vu ma formation et mon métier…Â
Son auditeur prend son temps pour répondre.
? Je vais peut-être vous étonner, mais non, pas du tout. Et votre analyse est assez pertinente, vu les éléments dont vous disposez. Chacun a ses petites faiblesses. Vous avez été manipulé de manière assez cruelle au nom de l’amitié. Et c’est une valeur que nous partageons, Monsieur Bacqueyrou. Bon, nonobstant, j’ai du boulot. Je vous retrouve demain à déjeuner. D’ici là ne changez rien et restez dans votre rôle.Â
Si ‘Bastien’ va bosser, Nono va quand même avoir du mal à trouver le sommeil. Plein d’interrogations et de doutes. Son interlocuteur n’a pas plus réagi que ça lorsqu’il a raconté la disparition rocambolesque de Pierre… Enfin, il préfère avoir affaire aux RG français plutôt qu’a un acteur du scénario imaginé par Janda. Il s’endort aux petites heures.
A suivre
Parceval