Je n'avais pas d'amis parmi les gens de ce pays. Pas un auquel je puisse penser en particulier, pas un dont je puisse tenter de me représenter la souffrance actuelle, pas un dont je puisse me dire qu'il a peut-être un fils, une fille, là , parmi les victimes des massacres perpétrés un peu partout, dans ce pays qui fut le mien.
Le mien, oui. Mais pas le leur. Ainsi pensais-je à l'époque où j'y vivais ; vision schématique de l'enfance, si révélatrice de l'état d'esprit ambiant. En Algérie, j'étais chez moi. Mais, eux, quelle était leur place ? Eux, c'était des arabes, un point c'est tout. Fallait-il vraiment que des arabes aient une nationalité ? Je n'y pensais même pas. Nous, nous étions des Algériens, et je ne m'étonnais pas que nous puissions être en même temps des Français.
Et maintenant, je me dis que ce pays n'a pas pu être vraiment le mien, puisque ne n'y ai laissé aucun ami arabe, aucun à qui je pourrais penser, au destin duquel je pourrais m'intéresser. Je n'ai été qu'une passante, sur une terre étrangère qui a été rendue aux siens. Mais une passante qui a quitté l'Algérie suffisamment jeune (12 ans) pour faire le deuil du pays de son enfance. Une passante qui a eu le temps de le connaître et de l'aimer, mais n'a pas eu à subir l'amertume d'un départ imposé par les événements, puisque je l'ai quitté en 1946.
Et j'ai pu garder ma lucidité, ne pas oublier les petits gamins que je traitais de "sales bicots", "sale race à poux" lorsqu'ils me cherchaient noise, ne pas oublier le regard condescendant que je portais sur les vieux assis par terre et qui jouaient, aux dés, ou au carré arabe.
Voilà pourquoi je garde en moi le remords de toutes ces humiliations auxquelles j'ai participé, pour une part infime peut-être, mais à la mesure de mon jeune âge. Voilà aussi pourquoi, Algériens mes amis, et vous autres aussi, tous les humiliés de la colonisation, de la ségrégation, j'ai pour vous une telle tendresse. Voilà pourquoi je vous offre à tous mon amitié, celle que je vous ai refusée lorsque je vivais près de vous.
Ecrit en 1994
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Vous ne donnez que peu lorsque vous donnez de vos biens
C'est lorsque vous donnez de vous-mêmes que vous donnez réellement.
Khalil GIBRAN