Plume de soie Inscrit le: 12/6/2010 De: Senlis (Oise) au bord de la forêt de Pontarmé |
L'arbre de la connaissance
L'ARBRE DE LA CONNAISSANCE
Depuis un temps immémorial j'aime d'amour la vérité. C'est elle qui m'a mise au monde et toujours je pensais lui dire la vérité, la vérité.
C'est toi, je me souviens de toi, tu es la fleur de ma mémoire.
Au commencement du monde, dans un jardin persan, tu étais cette source aux yeux de pierre précieuse, et moi sur ton épaule oiseau de paradis.
Rivière, tu portais ma soif et mes fardeaux.
Ou bien peut-être cet arbre ocellé des yeux de mille fleurs, et moi au fond des branchages j'étais ce petit loir qui dort parce que le ciel est trop beau.
Dans le jardin d'orient, tu étais mon âme libre et fière, et ton pelage zébré d'herbes transparentes et constellé de signes arborescents faisait des fleurs qui regardaient le ciel.
Et moi, sous les épées des arbres, j'écoutais ta voix d'une oreille lointaine et fine en jouant dans les mares avec les reflets trompeurs.
Mais la jungle a changé le ciel, je me réveille : ici pas un oiseau ne chante au jardin clos, car la source est tarie, les pierres se taisent et tout est défleuri.
Voilà maintenant que je n'entends plus ta voix ruisselante, et même l'écho m'en est refusé.
Toi, vérité que j'aime, dépose au moins pour moi le son crépitant de ta voix au fond d'un simple coquillage, que je l'écoute sans fin comme on écoute la mer.
Laisse encore cette fragile douceur, le murmure ténu de ta voix, à mon caprice d'enfant, avant de me quitter jusqu'à la fin du monde.
Au fond d'un coquillage rejeté par la mer, moi je t'entendrais bien, tu sais.
J'ai demandé au vent si tu m'aimes, mais il a dit : la vérité aime le vent plus que tout.
J'ai demandé à la pluie si tu m'aimes, mais elle a dit : la vérité aime la pluie par-dessus tout.
J'ai demandé au feu si tu m'aimes, il a dit que c'est lui seul l'amour de la vérité.
J'ai demandé à la terre si tu m'aimes, mais elle ne m'a pas répondu.
Sur quel toit descendras-tu ? Dans quelle forêt éliras-tu domaine ? Dans quel jardin bâtiras-tu maison ? Il y a tout le long du fleuve des bateliers qui savent tes secrets.
Les bêtes m'ont parlé de toi, et même les pierres quelquefois, et j'écoute l'herbe chanter et les arbres se parler, et je suis seule à ne pas savoir la vérité.
Bien des soirs où je rentrais fatiguée, j'ai rêvé te trouver chez moi, lumière et parfum à ma table et sur les murs de ma maison.
Je t'aurais nourrie, toi et tes petits, tous les petits que tu m'aurais confiés.
Mais de maison, je n’en ai pas, et au creux des chemins de terre tu ne parfumes que le vent et tu n'éclaires que la pluie.
Si tu réponds, c'est un murmure, tu dis : il faut croire en moi. Comment croirais-je en toi si je ne te connais pas, vérité ?
Tu dis : à demain, mais que sais-tu du jour qui vient ? sais-tu seulement l'heure de ma mort et l'heure de ma naissance, t'en souviens-tu, vérité ?
Si je connais ton nom, toi, connais-tu le mien, sais-tu celui que je viens de trouver et celui que je vais dire, vérité ?
Sais-tu où je m'avance, sais-tu si je te fuis ou si je vais te trouver, vérité ?
Mes élans, un à un, tu les as faussés, jusqu'à les rendre plus étranges que des grimaces, toi, vérité.
Plus étrangère à moi-même qu'à toi, j'ai vu ton regard sur moi, vérité, se poser sans se reposer.
Tu as crié à l’imposture : chacun de mes pas, disais-tu, chavirait vers le mensonge, mais c'était vers toi, vérité, que je tombais.
Et voici, maintenant : toutes les étoiles des mares, et toutes les fleurs du ciel, les précieuses pierres de ton visage se taisent quand je les regarde.
Si peu que je me tourne vers ton image claire, ta lumière me saisit se donnant toute entière, ta lumière me frappe en plein visage et je pleure.
Plus douce que toi-même ton image, ton image pourtant me frappe au visage et me rejette à terre sans force ni langage, vérité.
Ainsi nous sommes, oiseaux de mensonge et de lâcheté, vérité, ainsi tu m'as faite et tissée de tes mains promptes et précieuses, vérité.
Ta voix tranche, ta voix brise, qui suis-je donc pour te répondre, mes longues oreilles tremblent dans le vent.
Où sont mes pieds, où est ma main ? Là -bas dans les branches des arbres, parmi les bandes de corbeaux. Ta voix a tranché et brisé.
Qui suis-je que tu me convoques en justice, que ton regard ne cesse de me suivre ? Oublies-tu que je ne suis qu'un souffle : ta lumière sur moi et je m'envole.
Peux-tu cesser de me regarder un instant, que je respire, oublies-tu que je vais mourir sans t'avoir connue, vérité ?
Et qui te voit, toi qui t'en vas ? tu brises là et tu t'enfuis. Qui te connaît ? tu cries, tu cries, mais ainsi tu ne réponds pas.
Ta robe est verte dans le soir, dans le soleil ta robe est noire, ta robe est rouge sur la mer et violette au profond de la terre.
Qu'un seul s'approche, tu disparais, le fil de ta voix se dissout, mais ta beauté navre un par un tous ceux qui marchent vers la mer.
Regarde-moi sans colère. Je me lève : tu ne me reconnais plus, tu fuis, plus frêle que le vent ; ne sais-tu donc rien de ta force ?
Et mon reflet, pourtant, est à ta ressemblance, infidèle mais complète image de ton visage, vérité.
Des hauteurs l'écho me renvoie mon cri finement taillé dans les lointains.
Les oiseaux chantent dans les arbres mais le vent ne s’est pas levé, les nuages s'en vont vers le nord mais rien ne bouge encore.
Aux portes de la mer est dressée ta maison. Quand la mer monte le vent se lève.
La mer est en haut du talus et va tomber dans ton jardin. Les oiseaux s'envolent des arbres et les allées se mettent à briller.
Sous le ciel vert de la forêt les murs de ta maison fleurissent. Dans la forêt d'où les miens sont venus, à mon tour je suis revenue.
En haute mer flotte une herbe nouvelle de douce odeur et de saveur amère qui peut guérir, dit-on, l e vieux mal qui me point, et je m'en vais pêcher ses écheveaux précieux en haute mer, où volent les oiseaux.
Et que le feu Saint-Elme prenne mes ailes folles pour les guider bientôt vers les sources du ciel.
La mer est une page blanche d'heure en heure plus transparente où je fais le portrait de la mort avec cette encre noire que tu me donnes à boire.
La mer est un miroir de glace d'heure en heure plus dur et plus roide où l'on suit pas à pas mes traces aux lueurs de l'aurore boréale.
La mer est ton image aux arêtes tranchantes, miroir fragile et blanc où je passe ma rage à coups de pierres plates.
C'est ton image qui me glace et me saisit si brusquement qu'elle se brise et qu'elle me brise en millions d'éclats tranchants.
De grands oiseaux nous apportent l’hiver, de grands oiseaux de colère, de grands oiseaux aux ailes bistres qui nous apportent un hiver de vent pur où pleuvent doucement la blancheur et les larmes.
Te voilà , toi qui laisses l'arc-en-ciel des jours enluminer nos habits de semaine, toi qui jettes sur nos vêtements de fête un manteau de blancheur, toi, vérité.
Mais oui, laisse-moi dans le noir et ne dis rien. Je n'ai pas même un mot d'amour pour te parler. Les épines des larmes me couronnent.
Je te regarde et je ne te vois pas, vérité.
Si je regarde, Je ne vois qu'une poupée de porcelaine, une orpheline aux grands yeux clairs, toi, vérité ? Est-ce toi, ces yeux de faïence, cette bouche close, est-ce toi, vérité ?
Qu'il me reste en partage, au bout du compte, de croire que tu es là , si près, si loin, et au sommet des arbres la frange de ta robe, sans que j'en sache goutte. Car tu déchires la douceur du monde pour une plus grande douceur encore et tu préfères à toute musique les silences des marées montantes.
Ton visage est si grand qu'il passe ma mémoire.
Anne-Marie Désert (poème publié en 1983 sous un autre titre)
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