Les Ailes du désir
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A Wim et Rainer Maria.
Mon ange me regarde,
Pétrifié de terreur.
Il me voit, si engluée d’erreurs,
Si vide, désespérée, hagarde.
Il erre autour de moi,
Me frôle, pose doucement, avec infinie délicatesse,
Ses ailes vierges sur mes froids,
Tente de m’insuffler tendresses,
Me sourit, invisible, transparent,
Grandiose dans sa mansuétude.
Il est pur comme âme d’enfant,
Me regarde dormir en inquiétude,
Assis près d’émois, ailes déployées
En corolle absolue, bosselées
De larmes anciennes, perlées de franges
Arc-en-ciel, il me veille, mon ange…
Il sait tant de moi. Un jour il descendra
En moi : j’irai vers lui, éthérée, libre.
Je serai plume lavée des fanges, vive foi,
Et lui goûtera vins plaisirs et livres,
Sans doute un peu perdu, sans rĂ´le Ă jouer,
Il posera ses ailes du désir sur trapéziste folle,
Ou dans Berlin coloré se jouera des oboles
De passants le prenant pour d’asile échappé.
Et moi je planerai enfin en bibliothèque,
Parlerai mille langues, oublierai hypothèques,
Murmurerai pardons tendresses et vérité
En oreille d’inconnus enfin pour un temps apaisés.
Je serai Bruno Ganz et il sera entier,
Mon ange rilkéen, si pur et éthéré,
A moins que, par miracle ou pur hasard,
Un sexe lui soit né, alors quel tintamarre !
Car si cet ange est homme moi je deviendrai bĂŞte,
Oubliant consignes et paradis perdus,
Il est à parier que je n’en ferai qu’à ma tête,
Et que de Dieu lui-mĂŞme je deviendrai la bru.
Sabine Aussenac
***
"«L’ange des Elégies de Duino n’a rien à voir avec l’ange du ciel chrétien» Rilke, Lettre du 13 novembre 19251
«Il ne peut rien y avoir dans le terrible de si réfractaire et de si négatif que l’action du travail créateur ne puisse en faire, avec un grand excédent positif, une preuve de l’existence, une volonté d’être : un ange.» Rilke, Lettre du 19 août 19091
La figure de l’ange traverse toute l’œuvre de Rilke. Dépouillé de toute référence religieuse, tout en gardant l’énergie spirituelle qui s’en dégage, l’ange rilkéen devient une créature mythique à part entière prenant place dans sa propre mythologie. Dans «l’espace sans lien»4 de la modernité, le Poète prend la place du Saint (thème très baudelairien) et tend vers la figure de l’Ange.
Rilke interroge les anges : «Qui êtes-vous ?» «(…) miroirs : en leur propre visage reversant / la beauté qui s’était d’eux-mêmes répandue.»5 L’ange est Narcisse, unité pure, résolvant ainsi la problématique de la conscience humaine déchirée, entre autres, par la conscience de la mort : «Nous, nous ne sommes pas en unité»6
«La vraie forme de la vie s’étend sur les deux domaines (ndlr : la vie et la mort), le sang de la circulation suprême passe dans les deux : il n’y a ni En-deçà , ni Au-delà , rien que la grande Unité où ces êtres qui nous surpassent, les «anges», sont chez-eux.» Rilke, Lettre du 13 novembre 1925 1
La figure de l’ange est multiple : métaphore du Poète, de la conscience unie, du Narcisse, les anges peuvent devenir simples «oiseaux quasi mortels de l’âme»5, simples figures mythiques habitant le paysage du cœur7, parfois Rilke leur oppose la grandeur des productions humaines «piliers, pylônes, le sphinx»8, la cathédrale de Chartres9, les sentiments humains, qui égalent l’Ange et même le dépassent, l’Amante :
«Mais rien même / qu’une amante — ô seule à sa fenêtre la nuit… / ne t’atteignait-elle pas au genou — ?»9
Hans-Georg Gadamer, dans un court essai10, parle du «retournement mythopoïétique» à l’œuvre dans les Elégies. En effet, contrairement aux époques baroques ou classiques sous lesquelles une assise mythologique (antique, chrétienne) pouvait s’insérer et donner des œuvres d’arts riches en allégories, le monde moderne peut se comprendre comme une crise du mythe, privé de son soutien. De fait, «chez Rilke», nous dit Gadamer, on assiste à «un retournement mythopoïétique : le monde de son propre cœur nous est présenté dans la parole poétique comme un monde mythique, c’est-à -dire un monde composé d’êtres qui agissent». (Voir surtout la Xe Elégie).
L’Ange n’a pas d’ancrage théologique, il est un être mythique à fonction poétologique. Le monde intérieur, les expériences du cœur humain s’élèvent, chez Rilke, au niveau du mythe. Le monde intérieur, invisible, n’est pas retourné en lui-même, il n’est pas narcissiquement fermé, au contraire, il est pleinement dans «l’Ouvert» (das Offene)11. Le Narcisse rilkéen - l’Ange - transforme le monde visible en monde invisible, l’un se déversant dans l’autre. Il vit dans «l’Ouvert» de cet espace que Rilke appelle : «espace intérieur au monde» (Weltinnenraum)12 et qui est «pur espace»11.
Dans une lettre du 13 novembre 19251, Rilke écrit : «L’ange des Elégies de Duino est la créature chez qui la transformation du Visible en Invisible à quoi nous nous employons apparaît déjà accomplie. Pour l’ange des Elégies de Duino, toutes les tours, tous les palais passés sont existants, parce que depuis longtemps invisibles, et les tours et les ponts encore debout dans notre existence déjà invisibles, bien qu’encore (pour nous) matériellement présents. L’ange des Elégies de Duino est la garant du plus haut degré de l’Invisible.»"
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Lou, aux nuits rossignol...