On l'appelle la vieille de la N° 123.
Pas Lucienne, ni mamy, ni même Mme Berthaut.
Non ! Elle est tout naturellement devenue : "celle-de-la-123".
Et pourtant, une certaine amitié aurait dû naître depuis son arrivée.
Tout du moins des relations un peu plus attentionnées,
Sinon respectueuses, envers la vie de son passé.
Une existence clouée en ces lieux inconnus.
Aujourd'hui, ça va faire un bout de siècle qu'on l'a rempotée là ,
Dans ce jardin désherbé d'atmosphère familiale.
Au moins cinq années qui se sont fondues au long de ces froids couloirs,
Journellement martelés par ses pas chevrotants.
Ce sont quelque 1800 jours qu'elle a usé impatiemment
Dans le frottement de ses allers-retours d'oubliée volontaire.
Des milliers d'heures accordées au diapason
D'une parole donnée par contumace.
Ça fait tant et tant qu'elle fait survivre une fin de vie
Soumise par une signature rudimentaire
Un simple autographe, certifié à l'unanimité filiale
Hors sa volonté courbaturée, et voilà !
Déjà soixante mois de refoulement intensif pour ne plus gêner.
Des millions et des millions de secondes,
Renouvelables au bon gré de sa survivance inespérée.
Toute la famille, plus ou moins proche a émargé le bon de livraison
Avec un soulagement au souffle d'intolérance :
– Pas le temps de s'occuper de la vieille.
Elle sera beaucoup mieux là -bas.
C'est une belle et grande maison de retraite.
À la campagne, à l'air pur.
Avec des copines plein les lits gémissant en silence forcé.
Avec des lits bien moelleux, garnis de courroies de sécurité
Pour qu'elles ne tombent pas dans l'envie
D'aller le prendre au mot, cet air pur.
C'est une casemate très proprette, très fermée.
Un cache-misère bien isolé et bien surveillé.
Là , elle ne risque rien la vieille de la N° 123.
Pas même un furieux coup de visite familiale.
Peut-être que la vieille mérite son sort.
Peut-être qu'elle a agi de même avec ses propres parents.
Peut-être qu'on ne pouvait faire autrement.
Mais tant d'abandons systématiques,
Étouffés sous tous ces "peut-être" invérifiables.
- Arteaga.