Le temps des secrets.
Le temps des secrets.
Un jour, j’osai pousser la porte.
Il est toujours si mystérieux, ce moment où s’entrouvre un nouveau monde…
C’était peu de temps après la rentrée. Le soleil encore réchauffait nos corps tout étonnés d’avoir quitté la plage, l’encre séchait vite sur les feuilles brillantes, et il me faisait mal de retrouver la prison dorée de mes classes.
C’est lui que j’avais vu en premier, le cèdre, l’immense cèdre bleu. Un arbre de premier matin du monde, un géant, un égaré. En l’observant, me dévissant la tête, je me sentais soudain Karen Blixen dans sa ferme en Afrique, devant quelque baobab royal, ou encore princesse indienne, honorant un séquoia comme on parle aux esprits.
Chaque matin, je l’admirais, son illustre splendeur bleutée me semblant aura protectrice, et je me demandais de quel jardin il était le roi.
Et la petite grille, rouillée, entrouverte, si tentante, me conviait à faire acte de désobéissance, jour après jour. En frôlant la clôture comme on caresse le bras d’un inconnu dans un train, presqu’inconsciemment, en partageant l’accoudoir qui sépare et rapproche, sans savoir encore si le destin deviendra providence, je voyais les herbes hautes, et la rangée de cerisiers, orphelins, seuls, frissonnant comme des enfants perdus.
Et puis un jour, audacieuse comme une femme amoureuse, j’osai pousser la grille.
Il est vraiment délicieux, cet instant où les interdits s’effritent, où l’on se dit qu’il est revenu, le temps des cerises…
Un peu tremblante, me sentant voleuse de poules et vagabonde enhardie, j’entrai. Le petit portillon envahi d’herbes folles s’ouvrit facilement, comme un passage vers la forêt des songes. Un merle s’envola. J’étais de l’autre côté du miroir.
Oui, il était bien abandonné, mon petit jardin, veillé par l’ombre tutélaire du grand cèdre bleu, ses trois fruitiers comme ployant sous leurs récoltes, et le puits aux secrets comme un souvenir de rires oubliés, lorsque des femmes au teint blanc venaient y chercher la joie dès l’aurore.
De ce jour, je devins la complice de mes rêves. Chaque matin, je faisais le mur comme une écolière punie, puisque ma propre route m’avait empêchée jusque là d’accéder à mes envies. On voulait me priver de bonheur, alors je serais cleptomane de mes désirs, Robin des Bois de ma propre vie. Je volerais mes instants d’allégresse.
L’année avançait, mon jardin et moi vîmes défiler les saisons. Nous avions fait connaissance, tendrement, comme lorsqu’on commence à partager des histoires et des rites, en connivence et affection. Il savait mes blessures, je les lui chuchotais au creux des heures, lorsque je faisais quelques mouvements de yoga ou de Gi Kong sous mon cèdre, ou que je m’asseyais sur la margelle abandonnée, observant les premières jonquilles perçant sous la neige, ou les timides violettes bercées par le printemps.
Il n’était pas seul, en fait.
Je m’étais rendue compte qu’il s’agissait d’un parc presque municipal, arrière-chambre de quelque dispensaire, et que la mairie, sans doute, venait quelquefois ratisser les feuilles mortes ou tondre la prairie.
Mais personne ne s’aventurait dans ce paradis caché, dans cet écrin de verdure où coulait ma rivière. J’osai demeurer près de lui, près de mon jardin secret, posée comme un oiseau sauvage en cette terre neuve dont je ne serais jamais propriétaire.
Mais qui veut posséder le vent ? Qui peut ordonner aux oiseaux de se taire en des jours de printemps ? La terre n’appartient à personne, et les mots ont une vie. Reposer un instant ma tête contre le tronc de mon cèdre, comme je m’appuierais sur toi, dansant doucement en tes bras, ne peut être une offense.
Pas un soir où je ne fais halte en ce parc défendu, où des fruits gouleyants m’appellent et me consolent de mes disettes atroces, et où le chant de mille tourterelles me berce et m’ensorcèle. Le chemin des douaniers me guide, en fait, vers la liberté.
Je respire et je vis, comme on reprend haleine, m’enivrant des lilas qui murmurent pour moi comme une valse tendre : un jour oui viendra toi qui sait m’attendre. Et nous reposerons nos vies, le temps d’un paradis, veillés par l’ipomée au parfum de minuit.
L’inconnu qui frôlait mon bras a emporté mon cœur bien au-delà des songes. Et en mon jardin secret, chaque jour m’est offrande et parterre de roses.
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Lou, aux nuits rossignol...