LES BOUTS-RIMÉS
On appelle bouts-rimés un court poème (un quatrain, généralement) fondé sur des rimes distribuées à l’avance, selon le principe d’un jeu littéraire de salon très en vogue au XVIIe siècle. On l’a pratiqué également, à l’occasion, au XVIIIe siècle, et parfois au XIXe siècle. (Corneille, Scarron, Boileau et Saint-Evremond étaient des adeptes de cette forme ludique et spirituelle de la poésie.)
Il fallait être habile versificateur pour composer ainsi, à la demande, tandis que quatre mots étaient tirés au sort, pour se manifester avec virtuosité dans ses joutes poétiques. On dit que ce tour de force aurait été inventé par l’abbé Dulot, vers 1645-1648, s’il faut en croire Ménage. Le jeu, en tout cas, fit fureur , et les bourgeois poètes de la place Maubert s’en délectaient, comme le rapporte Furetière dans « Le roman bourgeois » (1666).
Tallemant affirme que Benserade se divertissait à faire des bouts-rimés avec De Lyonne, et que celui-ci fit avoir au poète une pension de quinze cents livres de la Reine, en 1648.
Victor Hugo donne quatre vers satiriques composés selon cette formule, les mots imposés ayant été : coloquinte ; périgourdin ; quinte ; gourdin. :
Ô vieux J., je préfère à votre coloquinte
Le groin délicat du porc périgourdin,
Et lorsque vous toussez, j’applaudis à la quinte
Que je voudrais aider Ă grands coups de gourdin.
Les bouts-rimés constituèrent l’un des amusements d’une société spirituelle sous l’Ancien Régime ; on en a quelques exemples fameux. C’est ainsi que Catherine II, en voyage en Russie, en 1787, accompagnée du Prince de Ligne pour se distraire en cours de route, et rejointe un moment par Joseph II incognito, assigne ce pensum au Prince qui raconta par la suite : "On me donna des bouts-rimés, avec l’ordre de les expédier bien vite ; et voici comme je les remplis, en m’adressant à elles, (leurs Majestés impériales) :
À la règle des vers, aux lois de l’harmonie
Abaissez, soumettez la force du génie.
En vain fait-il trembler les voisins de l’Etat,
En vain à votre empire il donne de l’éclat
Pour rimer, suspendez un moment votre gloire.
C’est un nouveau chemin au temple de mémoire.
Bien entendu, les bouts-rimés sont les six derniers mots de chaque ligne du poème.
On pourrait multiplier les exemples. Notons, pour conclure, que ce divertissement continua au XIXe siècle. Lors d’une soirée de réveillon chez Alexandre Dumas, on fournit les 4 mots biscornus suivants : choux-fleur ; troubles ; souffleur ; rouble.
Et voici ce qui en résulta pour les "vœux de la nouvelle année" :
Ă€ tous les Curtius je souhaite un choux-fleur ;
À nos législateurs des séances sans trouble ;
À l’acteur en défaut un excellent souffleur ;
Aux Français de Russie, un grand dédain du rouble.
Dans les années 1870, Albert Glatiny, qui avait été comédien, pratiquait cet art de l’improvisation au music-hall de l’Alcazar ou les spectateurs lui lançaient des rimes depuis la salle, et il en faisait des poèmes, ou du moins des textes versifiés.
Plus près de nous, dans les années 1920, le chansonnier très populaire, Saint-Granier, reprit cette pratique au music-hall, lui aussi. Les spectateurs lui fournissaient des rimes et il improvisait en public une chanson qu’il interprétait, en une espèce d’impromptu, en utilisant un timbre musical repris immédiatement par son pianiste-accompagnateur.
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Citation :
La poésie se nourrit aux sources de la prose et s'embellit au concerto des mots. (André LAUGIER)