Comme tous les adolescents, et comme l’a dit Chateaubriand, je m’étais composé l’image d’une femme variant au gré des rencontres et de l’imagination. La mythologie antique m’a prêté souvent le moule de Praxitèle. Cette image se transformait par l’azur et la rosée pour me procurer les délices que je voulais dans une extase que l’art seul peut nous procurer. Je la regardais avec le kaléidoscope des siècles passés, pour mieux faire rupture avec la trivialité de notre société de consommation, dont je ne perçois pas la grandeur. Je me contentais de l’illusion du vécu. J’aimais tantôt Aphrodite, parfois Athéna. Je contemplais les courtisanes des banquets, les vierges qui portaient des paniers, les prêtresses ou leurs divinités.
Mais Lucile « était grande et d’une beauté remarquable » elle était elle-même une œuvre d’art, tantôt de marbre blanc, tantôt tableau du grand Sandro, un grain de sel encore dans les cheveux.
Nous devions nous rencontrer un jour comme les aiguilles de la pendule à midi le juste attendent leur minuit avec impatience, espérant un lendemain et de nouvelles heures. Avec toi, Lucile, j’ai vraiment eu l’illusion du vécu, tant ton image féerique me fut réelle. Tu m’as dit avoir aimé cette confusion du rêve et de la réalité, alors que pour moi tu n’étais plus que réelle ; c’est pour cela que je t’ai perdue pour toujours sans pouvoir te retrouver comme si la pendule avait arrêté ses aiguilles tout en continuant de sonner tandis que je cherche une aiguille dans une botte de foin pour reprendre le fil des jours qu’une Ariane m’avait donné. On peut avoir plus d’un tour dans sa botte, mais rien ne vaut celui d’un cadran ou celui de ton corps, de ta poitrine, de tes hanches que j’ai gardé dans celui de mes phrases. Tout ce que j’ai aimé en toi, le temps ne le fera pas passer. Mais chacun a son tour et les gens attendent les heures, les petites ou les grandes, les tristes ou les bonnes, les sombres puis les claires, Elles filent sur leurs fuseaux et s’enfuient de moi lorsque les aiguilles marquent nos deux alexandrins. alternis vivimus, alternis amavisti Lucilia !
J’aimerais encore te friponner, te chatonner et fantasier sur ta beauté charnelle et vivante, lumière de mes ténèbres. Finalement j’ai cru réellement à mes rêves d’adolescent, c’est pour cela que nos aurores ne sont pas toujours un lever de soleil.
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